Décision No. 3/2002



Décision No. 3/2002

Date: 15/07/2002

Articles en question

Constitution Art. 16, 65, 83, 87 et 88

 

Recours No. : 3/2002

Date de présentation : 22/06/2002

Requérants: Houssein El Housseini – Omar Karamé – Nayla Mouawad – Maurice Fadel – Moustapha Saad Masri – Mohammed Kabbara – Georges Kassargi – Mohammed Safadi – Nehmtallah Abi Nasr – Antoine Ghanem – Ali Ammar.

Loi objet du recours: la loi No. 430 du 06/06/2002 relative à l’ouverture d’un compte pour la gestion, le service et la réduction de la dette publique et à l’ouverture d’autres comptes pour les opérations de titrisation et publiée au Journal Officiel No. 32 du 07/06/2002, vu son inconstitutionnalité.

 

Le Conseil Constitutionnel,

Réuni en son siège en date du 15/07/2002, sous la présidence de son Président Amin Nassar, en la présence de son Vice-Président Moustapha El Auji, ainsi que de ses membres Houssein Hamdan, Faouzi Abou Mrad, Salim Jreyssati, Sami Younes, Afif Mokaddem, Moustapha Mansour, Gabriel Syriani et Emile Bejjani.

Vu l’article 19 de la Constitution,

Et après lecture du libellé du recours ainsi que du rapport du membre rapporteur,

Considérant qu’il appert que les Requérants susnommés ont présenté, en date du 22 juin 2002, un recours enregistré au greffe du Conseil Constitutionnel sub No. 3/2002, demandant de suspendre les effets et d’annuler la loi No. 430 du 06/06/2002 relative à l’ouverture d’un compte pour la gestion, le service et la réduction de la dette publique et à l’ouverture d’autres comptes pour les opérations de titrisation et publiée au Journal Officiel No. 32 du 07/06/2002 et ce, étant donné qu’elle est contraire aux dispositions de la Constitution.

Considérant que les Requérants ont allégué en la forme que leur recours a été intenté dans le délai légal et par des parties constitutionnellement éligibles à le présenter et qu’il convient par conséquent de le recevoir en la forme. Au fond, les Requérants ont repris le texte de la loi objet du recours ainsi que ses motifs déterminants qui indiquent les objectifs voulus par son élaboration et qui sont l’amélioration de la gestion de la dette publique et la réduction de son volume et de son coût à travers l’ouverture d’un compte spécial permettant à l’Etat, en collaboration avec le ministère des Finances et la Banque du Liban, de réaliser lesdits objectifs à travers le dépôt de certains revenus bien déterminés dans ledit compte et l’adoption de techniques modernes et de nouveaux instruments financiers, ce qui aboutira progressivement à la réduction du coût de la dette publique, attirera les capitaux étrangers et permettra par conséquent, d’améliorer les finances publiques de l’Etat et d’augmenter les taux de croissance économique. Les Requérants ont ajouté que la dette publique cumulée avait atteint, au mois de septembre 1992, 1 588 milliards de dollars. L’Etat avait alors décidé, au début de 1992, de limiter le plafond des dépenses publiques pour l’année 1992, y compris les intérêts de la dette publique, les emprunts grevant le Trésor, d’augmenter le niveau des recettes publiques de l’année 1992 en adoptant des mesures bien précises, de plafonner les retraits du Trésor de la Banque du Liban, de bloquer le solde de la dette publique interne due à la Banque Centrale en vue de la rembourser sur plusieurs années, d’effectuer une révision mensuelle de la performance du budget de l’état et de prendre les mesures nécessaires visant à réinstaurer la stabilité financière et monétaire. Cependant, le gouvernement qui a été formé suite aux élections de 1992 a contracté des dettes et des dépenses excédant largement les capacités du pays, portant ainsi la dette publique cumulée à 31 milliards de dollars et plongeant le pays dans un cercle vicieux étant donné que plus le déficit augmente, plus la dette publique s’aggrave et plus la dette publique s’aggrave plus le coût de son service devient élevé. Par ailleurs, le taux de croissance diminue de manière soutenue depuis 1993 et ne dépasse plus les 1% au cours des deux dernières années. Les Requérants ont également invoqué des remarques exprimées par des personnes spécialisées dans les domaines juridique et financier au sujet des motifs déterminants de la loi et de ses articles alors qu’elle n’était encore qu’un simple projet avant son adoption par la Chambre des députés. Lesdites remarques et opinions avaient été publiées dans un journal qui en déduisait que les motifs déterminants étaient basés sur une fausse analyse étant donné que les comptes de l’Etat consolidés ne peuvent présenter un excédent initial étant donné que le ministère des Finances ne rembourse pas les nombreux montants importants dus aux ayant droits à l’étranger et dans le pays, qu’au cas où il serait adopté, le projet de loi privera la Banque Centrale de son rôle de gestionnaire des opérations de titrisation, ce qui constitue une hérésie financière, juridique et constitutionnelle au niveau du rôle et de la nature de l’activité des banques centrales et que le projet de loi aboutira à la division du budget, sur le plan de ses revenus et de ses dépenses, en deux volets distincts, le premier comprenant d’une part le reste des dépenses relatives à l’opération et à l’équipement et d’autre part, une partie des revenus publics et le second comprenant, dans le poste des revenus, les points prévus au projet de loi alors que le poste des dépenses comporte toute la charge du service de la dette publique, ce qui déstabilise encore plus les finances publiques et augmente les risques et les niveaux des intérêts, sachant que ce volet mal structuré incombe à la Banque du Liban.

Considérant que les Requérants ont également invoqué les motifs suivants :

a- La loi incriminée est contraire aux dispositions de la Constitution.

b- La loi incriminée est contraire aux principes financiers généraux.

c- La loi incriminée mine la structure financière du pays.

Considérant qu’il appert, en détaillant un à un les motifs du recours, que les Requérants ont allégué ce qui suit :

A- La loi incriminée est contraire aux dispositions de la Constitution :

Les Requérants ont allégué à cet égard que la Constitution libanaise a prévu à son préambule, à l’instar des dispositions du préambule de la Charte de l’entente nationale, que le régime est fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs, leur équilibre et leur coopération, que l’article 16 de la Constitution a confié le pouvoir législatif à une seule Assemblée : la Chambre des députés, que l’article 88 de la Constitution prévoit qu’aucun « emprunt public, aucun engagement pouvant grever le Trésor ne pourront être contractés qu’en vertu d’une loi », que la loi incriminée a substitué, au pouvoir législatif, le pouvoir exécutif dans l’exercice de ses compétences en matière de promulgation de règles contraignantes ayant qualité législative, contrairement à la Constitution et au principe général « pas de substitution sans texte », que ladite substitution est relative à une question financière, ce qui est contraire à l’article 16 de la Constitution en ce qui concerne la compétence et à son article 88 en ce qui concerne le fait de contracter des emprunts ou de grever le Trésor et que sur base de ce qui précède, aucun pouvoir ne peut céder ses compétences et les déléguer à un autre pouvoir. Par conséquent, la loi objet du recours est, dans son intégralité, contraire aux dispositions de la Charte de l’entente nationale et de la Constitution et porte préjudice au principe de la séparation des pouvoirs, il convient ainsi de la déclarer nulle et non avenue.

B- La loi incriminée est contraire aux principes financiers généraux :

Les Requérants ont allégué à cet égard que la Constitution libanaise a consacré des dispositions spéciales aux questions financières dans ses articles 81 et 89, les a inscrites dans le cadre de la fonction législative et a imposé la promulgation d’une loi pour toute procédure les concernant en raison de leur importance et gravité, que l’ouverture d’un compte est une procédure comptable normale qui ne requiert pas l’élaboration d’une loi sauf si l’objectif visé diffère de celui déclaré, que la dette publique ne peut être gérée par une simple procédure comptable, que ladite gestion relève de la compétence du Trésor public et que l’affectation des revenus résultant des taxes et impôts à une dépense bien définie est interdite dans le cadre des finances publiques conformément au principe d’universalité du budget selon lequel le budget doit englober tous les types de dépenses et de revenus sans qu’un revenu précis ne soit affecté à une dépense déterminée. Il appert ainsi que l’objectif de la loi n’est pas d’ouvrir un compte mais de déduire une partie des recettes publiques de l’Etat en vue de les utiliser pour la gestion de la dette publique, ce qui est contraire aux principes constitutionnels internationalement reconnus et relatifs à la réglementation des finances publiques et d’utiliser les revenus futurs pour contracter un nombre supplémentaire de dettes consolidées en nantissant lesdits revenus et non en les consacrant au remboursement des échéances financières. Par conséquent, la loi a donné naissance à deux types de dettes : de nouvelles dettes garanties par des revenus déduits du budget et des dettes actuelles dont la position créditrice sera affaiblie en raison de la baisse du niveau des revenus du budget résultant de ladite déduction en faveur du compte de la dette. Les Requérants allèguent également à cet égard que la loi ne définit pas le sens de plusieurs notions et expressions techniques y figurant ce qui la rend ambiguë. Par ailleurs, la loi annule à son article 9 les textes constitutionnels relatifs au budget, aux finances publiques et à la loi sur la comptabilité générale, il convient par conséquent de la déclarer nulle et non avenue.

- La loi incriminée mine la structure financière du pays :

Les Requérants allèguent à cet égard que la loi incriminée retire, des revenus du Trésor, d’une manière obligatoire et automatique, des postes essentiels des recettes du budget, ce qui porte préjudice au principe de l’universalité et de l’annualité du budget prévu à l’article 83 de la Constitution. La loi incriminée est par conséquent contraire aux dispositions de cet article constitutionnel. Les Requérants ont également invoqué certaines jurisprudences du Conseil Constitutionnel français qui adopte, conformément à leurs allégations, des dispositions juridiques similaires à celles figurant dans notre Constitution et se sont basés notamment sur la décision du Conseil Constitutionnel français rendue le 29/12/1994 qui critique la débudgétisation et la limitation du droit d’information du pouvoir législatif.

Les Requérants ajoutent que la loi incriminée est considérée comme une loi unique et étrangère au cadre législatif et financier qui peut être annulée vu son inconstitutionnalité conformément à la jurisprudence constitutionnelle française et que ladite loi n’est pas conforme au principe de respect du contenu du budget et au principe de contrôle exercé par la Chambre des députés qui doit être valablement informée des lois financières qui doivent à leur tour avoir un degré minimum de sincérité, ce qui n’est pas le cas en ce qui concerne la loi incriminée étant donné qu’elle ne jouit pas du degré requis de sincérité et de clarté.

Les Requérants concluent à cet égard que la loi incriminée mine la structure financière de l’Etat, d’autant plus que si la Constitution a tenu à conférer les compétences financières au pouvoir législatif c’est bien en raison de leur importance et de leur gravité et notamment vu leur relation avec la souveraineté de l’Etat et dans l’Etat. A la lumière de ce qui précède, il convient par conséquent de déclarer la loi incriminée nulle et non avenue.

Sur base de ce qui précède,

Premièrement : En la forme :

Considérant que le recours a été intenté dans le délai légal et qu’il remplit toutes les conditions de forme, il est par conséquent recevable en la forme.

Deuxièmement : Au fond :

1- Concernant le premier motif du recours basé sur la violation, par la loi incriminée, des dispositions de la Constitution :

Considérant que l’article 1 de la loi incriminée prévoit que l’Etat – le ministère des Finances – ouvre un compte spécial auprès de la Banque Centrale, dénommé « compte de gestion, de service et de réduction de la dette publique », auquel seront automatiquement transférés les revenus nets de la privatisation de tout service public privatisé pour une période maximale de 20 ans à compter de la date de publication de la loi. Lesdits revenus seront affectés au service, à la réduction ou à l’extinction de la dette publique. L’article 2 de la loi incriminée autorise l’Etat – le ministère des Finances – à ouvrir plusieurs autres comptes spéciaux au nom du Trésor, chacun étant affecté au dépôt d’un seul type de revenus fixes actuels ou futurs de l’Etat : revenus du téléphone, du tabac, du tombac, du Casino du Liban, des droits de passages dans l’espace aérien libanais et tout autre revenu résultant d’un secteur privatisé donné, à l’exception de l’impôt sur le revenu, de la taxe sur la valeur ajoutée, des taxes municipales dues sur ces revenus et ce, pour une durée maximale de 12 ans à compter de la date de publication de cette loi. On entend par revenus futurs, dans le cadre de cette loi, les revenus échus et non échus, existants et non perçus ainsi que ceux non encore réalisés.

Considérant que l’article 3 de la loi incriminée prévoit la possibilité d’effectuer un transfert sur le « compte de gestion, de service et de réduction de la dette publique » en vertu d’un décret pris en Conseil des ministres sur proposition du ministre des Finances et ce, en vue de re-financer, réduire ou restructurer la dette publique :

a- Les emprunts affectés au service de la dette publique, à sa réduction ou à sa restructuration et qui sont approuvés par la Chambre des députés.

b- Les donations et concours affectés au même objectif.

L’article 4 de la loi incriminée prévoit la possibilité de transférer d’autres revenus sur le « compte de gestion, de service et de réduction de la dette publique » en vertu d’un décret pris en Conseil des ministres sur proposition du ministre des Finances à condition toutefois que les transferts de l’année, quelle qu’elle soit, ne soient pas supérieurs à l’excédent initial réalisé pour le budget de l’année susmentionnée,

Considérant que l’article 5 de la loi incriminée prévoit que le ministère des finances effectue, par le biais des comptes prévus à l’article 2 de cette même loi et dans le cadre des mesures visant à réduire la charge de la dette publique, des opérations de titrisation et crée des Special Purpose Vehicles (S.P.V.) isolés de l’actif de l’Etat libanais auxquels le ministère transfère tout ou partie des revenus prévus à l’article 2 de la loi et affecte exclusivement les revenus résultant des opérations de titrisation ainsi que tout excédent monétaire des échéances et dépenses relatives à ces opérations à la gestion et au remboursement de la dette publique en principal et en intérêts. Il est à noter que la titrisation, au sens voulu par la loi incriminée, signifie la cession définitive et irrévocable (true sale) de certains revenus en faveur de ces Special Purpose Vehicles crées à cet effet et ce, avec la même devise adoptée pour la perception de ces revenus, à condition toutefois que l’excédent résultant de la titrisation soit transféré au compte spécial prévu à l’article 1 de la loi. Lesdites opérations de cession sont régies par le Code des Obligations et des Contrats, sauf disposition contraire prévue dans la loi incriminée. Lors de la signature du contrat de cession entre l’Etat libanais et chacun de ces Special Purpose Vehicles créés pour les revenus du téléphone, du tabac, du tombac, du Casino du Liban ou pour les revenus des droits de passage dans l’espace aérien libanais ou pour tout autre revenu résultant de tout secteur à privatiser, chaque compte spécial ouvert au nom du Trésor auprès de la Banque du Liban et prévu à l’article 2 de la loi incriminée sera automatiquement isolé de tout autre compte et de tout autre actif, y compris l’actif de l’Etat et celui de la Banque du Liban et tous les contrats et revenus liés aux opérations susmentionnées seront exonérés de tous impôts et taxes, de quelque nature qu’ils soient, y compris l’impôt sur le revenu et les droits de timbres fiscaux.

Considérant que l’article 6 de la loi incriminée prévoit que le ministère des Finances est tenu de charger la Banque du Liban de la réalisation des opérations de titrisation prévues à ladite loi et ce, conformément aux conditions que la banque considère appropriées et après obtention de l’approbation du ministre des Finances. L’article 8 de cette même loi prévoit également que le ministre des Finances est tenu, à sa propre responsabilité, de soumettre au Conseil des ministres et à la Chambre des députés, des relevés de compte mensuels démontrant l’état des « comptes de gestion, de service et de réduction de la dette publique » prévus à la loi incriminée. L’article 9 de la loi incriminée prévoit qu’en cas de contradiction entre la présente loi relative à l’ouverture d’un compte pour la gestion, le service et la réduction de la dette publique et à l’ouverture d’autres comptes pour les opérations de titrisation et tout autre texte juridique en vigueur à la date de promulgation de la présente loi, les dispositions de cette dernière prévaudront et que les particularités d’application de ses dispositions seront déterminées en vertu de décrets pris en Conseil des ministres sur proposition du ministre des Finances.

Considérant que l’alinéa E du préambule de la Constitution prévoit ce qui suit :

« Le régime est fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs, leur équilibre et leur coopération ».

Considérant que l’article 16 de la Constitution prévoit que le pouvoir législatif est confié à une Assemblée : la Chambre des députés et que l’article 88 de la Constitution prévoit qu’aucun « emprunt public, aucun engagement pouvant grever le Trésor ne pourront être contractés qu’en vertu d’une loi ».

Considérant qu’il appert clairement du contenu de la loi incriminée et de ce qui précède que l’objet de cette loi n’est pas de contracter un emprunt public étant donné que l’emprunt public représente un endettement par l’Etat conformément à des conditions déterminées. En effet, les dispositions du présent contrat ont pour objectif le remboursement de la dette publique à travers une opération de financement et une nouvelle gestion de la dette publique au moyen d’instruments financiers modernes à savoir, à travers l’ouverture, auprès de la Banque du Liban, d’un compte pour la gestion, le service et la réduction de la dette publique ainsi que d’autres comptes spéciaux ouverts au nom du Trésor et aux fins des opérations de titrisation (cession définitive et irrévocable de certains revenus en faveur de Special Purpose Vehicles créés à cet effet) dont l’excédent sera transféré au compte spécial prévu à l’article 1 de la loi incriminée,

Considérant que l’article 65 de la Constitution prévoit que le pouvoir exécutif est confié au Conseil des ministres qui exerce notamment les prérogatives suivantes : il établit la politique générale de l’Etat dans tous les domaines, élabore les projets de lois et les décrets réglementaires, prend les décisions nécessaires pour leur mise en application, veille à l’exécution des lois et règlements et supervise les activités de tous les organismes de l’Etat sans exception,

Considérant que l’alinéa 2 de l’article 66 de la Constitution prévoit que « les ministres ont la direction des services de l’Etat qui relèvent de leurs départements respectifs. Ils assurent, chacun en ce qui le concerne, l’application des lois et des règlements »,

Considérant que les dispositions de la loi incriminée ne visent pas, dans ce cas, à substituer le pouvoir exécutif au pouvoir législatif dans l’exercice de ses compétences et ne prévoient pas la délégation ou l’abandon desdites compétences étant donné qu’elles sont réservées, en vertu de la Constitution, au pouvoir législatif, comme il est le cas en ce qui concerne les finances publiques prévues à la loi incriminée promulguée par le pouvoir susmentionné, tel qu’il appert de ce qui précède ; ses dispositions ne portent par conséquent pas préjudice au principe de la séparation des pouvoirs et il convient ainsi de rejeter ce motif.

2- Concernant le deuxième motif du recours basé sur la violation, par la loi incriminée, des principes financiers généraux :

Considérant que les Requérants allèguent que la loi incriminée laisse supposer l’existence d’une intention d’améliorer la gestion de la dette publique à travers le regroupement de certaines ressources dans un compte ouvert en vertu d’une loi qui prévoit l’affectation de revenus déterminés au remboursement de la dette publique et l’affectation des revenus résultant des taxes et impôts à des dépenses précises, ce qui est contraire au principe d’universalité du budget selon lequel le budget doit englober tous les types de dépenses et de revenus, sans qu’un revenu précis ne soit affecté à une dépense déterminée. Il appert ainsi que l’objectif de la loi incriminée n’est pas d’ouvrir un compte mais de déduire une partie des recettes publiques de l’Etat en vue de les utiliser pour la gestion de la dette publique, ce qui est contraire aux principes constitutionnels internationalement reconnus relatifs à la réglementation des finances publiques et que ladite loi prévoit l’utilisation de revenus futurs pour contracter un nombre supplémentaire de dettes consolidées en nantissant lesdits revenus et non en les consacrant au remboursement des échéances financières, ce qui donne par conséquent naissance à deux types de dettes :

1- Les nouvelles dettes garanties par des revenus déduits du budget.

2- Les dettes actuelles dont la position créditrice sera affaiblie.

 

Considérant que les Requérants allèguent que la loi incriminée n’est pas claire et reste ambiguë.

Considérant que l’article 83 de la Constitution prévoit que « Chaque année, au début de la session d’Octobre, le Gouvernement soumet à la Chambre des députés, pour examen et approbation, le budget général des recettes et des dépenses de l’Etat pour l’année suivante. Le budget est voté article par article ».

Considérant que l’article 83 ci-dessus prévoit des principes qui régissent l’élaboration du budget et son contenu, à savoir, son annualité, son unité et son universalité. Il s’agit là de principes traditionnels propres aux finances publiques,

Considérant que l’évolution de la notion d’Etat et de ses fonctions qui deviennent de plus en plus diversifiées et complexes dans le cadre de la gestion de ses affaires, a abouti au dépassement de ces principes traditionnels en vue de répondre aux besoins de cette évolution, ce qui explique l’approbation par l’Etat et plus précisément, par le pouvoir législatif, de lois dépassant ces principes, tels que les crédits permanents ou ouverts pendant plus d’un an, les crédits d’entreprise qui sont affectés à l’exécution de certains projets de construction à long terme qui ne peuvent être exécutés en une seule année ainsi que les crédits supplémentaires et les budgets annexes dont le solde ou l’excédent sont uniquement mentionnés dans le budget général et les budgets indépendants,

Considérant qu’il est établi que l’évolution a également atteint la fonction du budget qui, est passée d’une simple fonction politique exclusivement conférée au pouvoir législatif en vertu de la Constitution à une fonction qui s’adapte aux fluctuations financières et économiques et qui est également exercée par le pouvoir législatif :

« La fonction du budget a d’autre part évolué. Dans un système d’Etat régalien le vote annuel du budget constituait l’acte politique majeur, à travers lequel le Parlement donnait aux services publics les moyens de fonctionner. Cette simplicité dans les objectifs s’est estompée à l’époque contemporaine avec l’intégration de plus en plus poussé des finances publiques dans l’économie générale. Le budget est devenu un instrument conjoncturel. Il doit s’adapter et corriger les fluctuations économiques, dont il est par ailleurs étroitement dépendant en ce qui concerne ses ressources. Les budgets se sont donc fragmentés dans le temps… ».

- Finances Publiques, Michel Bouvier, Marie-Christine Esclassan, Jean-Pierre Lassale, LGDJ, 3ème édition, 1996, p. 166 et 167.

Considérant que les motifs techniques relatifs aux fonctions financières de l’Etat ainsi que les complications auxquelles font face de plus en plus ces fonctions ont également entraîné le recours, par le pouvoir législatif, à des lois qui affectent des revenus bien précis à des dépenses déterminées par le biais de comptes d’affectation spéciale et l’adoption de budgets annexes, sous réserve des restrictions constitutionnelles qui permettent au pouvoir législatif d’exercer son contrôle sur les finances publiques qui lui sont confiées en vertu de la Constitution, sachant que c’est bien là l’objectif voulu par la Constitution. En effet, cette dernière a conféré les compétences financières au pouvoir législatif auquel il appartient exclusivement de légiférer sur les finances publiques en vue de lui permettre d’exercer ledit contrôle et de poser les restrictions nécessaires y relatives telles que la détermination de la durée d’affectation et les moyens d’examen des aspects et de la gestion des dépenses et du recouvrement,

Considérant que si le principe de l’universalité se distingue par le fait qu’il interdit toute affectation des ressources et toute préférence d’une dépense sur une autre et s’il est admis que les principes d’indivision et d’universalité trouvent leur fondement dans le fait d’interdire toute dépense non prévue au budget au pouvoir exécutif, il est également admis dans les pratiques législatives que les deux principes susmentionnés font souvent l’objet de dérogations dans plusieurs cas tels que : l’utilisation des donations offertes ou léguées par des particuliers à des fins précises telles que l’ouverture d’une route ou la construction d’une école,… l’utilisation des montants payés par les municipalités à l’Etat en tant que contribution à certaines dépenses,… l’utilisation des revenus de certaines institutions publiques exerçant des activités d’investissement et des activités commerciales telles que le téléphone, l’électricité et l’eau pour couvrir ses propres dépenses,… l’utilisation des revenus du restaurant de l’école hôtelière pour acheter le matériel nécessaire au fonctionnement du restaurant,… l’utilisation des revenus du loto national pour des projets sociaux,… l’utilisation des frais d’enregistrement des étudiants à l’Université libanaise pour couvrir les dépenses de l’université,… l’utilisation des fonds résultant de la vente des propriétés de l’Etat pour construire des établissements étatiques et contribuer aux dépenses du projet du fleuve Litani,… l’utilisation des frais de départ des voyageurs par avion imposés en vertu de la loi No. 90 datée du 10/09/1991 ainsi que l’utilisation de tous les autres frais et revenus de l’Aéroport International de Beyrouth, de quelque nature qu’ils soient, pour élargir et développer l’aéroport et les routes y menant…

Considérant qu’il est également admis qu’il est possible d’affecter certains frais au remboursement de la dette publique, comme il est le cas dans plusieurs pays, ou l’affectation de certains revenus à la couverture de certains besoins économiques, sociaux, culturels et relatifs à la construction, tels que les frais de construction au Liban,

Considérant que si cette dérogation aux principes d’indivision et d’universalité est devenue une pratique courante et souvent justifiée par les faits à la lumière de l’évolution susmentionnée, il n’est pas possible d’affecter certains revenus ou une partie de certains revenus à des dépenses permanentes déterminées, étant donné que ceci serait contraire aux deux principes ci-dessus. Cette question est corroborée par la jurisprudence constitutionnelle moderne qui considère qu’il est même possible d’affecter un revenu fiscal initialement prélevé pour couvrir un besoin déterminé à la couverture d’un autre besoin en vertu d’une loi :

« … Dans la ligne de cette jurisprudence, le Conseil Constitutionnel a estimé, dans la décision commentée, que « le principe du consentement à l’impôt n’implique pas qu’une imposition prélevée initialement pour couvrir un besoin déterminé ne puisse être affectée à la couverture d’un autre besoin »… dès lors que le Parlement a été clairement informé des motifs du choix opéré et y a librement consenti par son vote ».

- C.C., 18 déc. 2001, 2001-53 DC.

D. 2002, somm. P. 1953 et s.

Considérant que la loi incriminée a respecté les restrictions constitutionnelles étant donné qu’elle a définit les modes, les objectifs et la durée de l’affectation ainsi que les moyens d’examen et de contrôle législatifs et qu’elle les a imposés au pouvoir exécutif, elle s’inscrit par conséquent valablement dans le cadre du pouvoir législatif absolu qui est exclusivement réservé, en vertu de la Constitution, à une seule assemblée: la Chambre des députés et ce, dans les limites prévues par ses dispositions,

Considérant que l’allégation des Requérants que la loi incriminée a donné naissance à deux types de dettes : celles garanties par le nantissement de revenus et celles basées uniquement sur la position créditrice de l’Etat, est erronée étant donné que le principe constitutionnel d’égalité des différents créanciers de l’Etat n’est pas violé tant que la gestion et les tentatives de réduction et d’extinction de la dette publique visent en principe à renforcer la position créditrice de l’Etat, d’autant plus qu’à l’origine, les situations juridiques des détenteurs de bons du Trésor, des autres créanciers de l’Etat et des investisseurs qui effectuent des placements dans les organismes créés en vertu de la loi incriminée sont différentes, du moins sur le plan du passif et des conditions de la dette, ce qui rend impossible l’application du principe d’égalité,

Considérant que, en ce qui concerne l’ambiguïté ou l’intelligibilité, il appert que la loi incriminée a définit l’affectation, les Special Purpose Vehicles et la titrisation de manière claire et précise, sachant qu’il est admis par la jurisprudence constitutionnelle moderne que :

« … L’objectif d’intelligibilité (de la loi)… ne génère l’inconstitutionnalité d’une norme que dès lors que celle-ci atteint le seuil, nécessairement élevé, de la complexité excessive ».

- C.C. 18 Déc. 2001, 2001-453 DC, op. cit.

Considérant que le Conseil Constitutionnel n’estime pas l’article 9 de la loi incriminée contraire aux dispositions de la Constitution, sachant qu’il est possible qu’une loi soit contraire à une autre loi du même niveau,

Il convient par conséquent de rejeter le deuxième motif du recours.

3- Concernant le troisième motif du recours basé sur le fait que la loi incriminée mine la structure financière du pays :

Considérant que l’allégation des Requérants que la loi incriminée mine la structure financière de l’Etat reprend les motifs invoqués dans le cadre du premier et du deuxième motif du recours, il convient par conséquent de rejeter le troisième motif tel qu’il appert de ce qui précède.

4- Les réserves d’interprétation :

Considérant que le rejet du recours vu que la loi incriminée n’est pas contraire à la Constitution ou aux règles ayant valeur constitutionnelle n’implique pas que le Conseil Constitutionnel ne peut consolider la loi incriminée par des réserves d’interprétation qu’il convient de respecter dans le cadre de l’application et de l’exécution de ladite loi, étant donné qu’il est admis par la jurisprudence constitutionnelle que le Conseil Constitutionnel peut, dans le cas où il décide de la constitutionnalité d’une loi incriminée, interpréter ladite loi de manière à la rendre plus conforme aux dispositions de la Constitution :

- Voir à cet égard les références suivantes ainsi que les décisions jurisprudentielles y figurant :

- THIERRY DI MANNO, LE JUGE CONSTITUTIONNEL ET LA TECHNIQUE DES DECISIONS « INTERPRETATIVES » EN FRANCE ET EN ITALIE, éd. 1997 p. 231 et s.

- GUILLAUME DRAGO, CONTENTIEUX CONSTITUTIONNEL FRANÇAIS, éd. 1998 p. 417 et s.

- DOMINIQUE ROUSSEAU, DROIT DU CONTENTIEUX CONSTITUTIONNEL, 6ème éd. p. 155 et s.

- LOUIS FAVOREUX ET AUTRES, DROIT CONSTITUTIONNEL, 3ème éd. p. 341 et s.

Considérant que, à la lumière des motifs imposant le rejet du recours et figurant ci-dessus et étant donné que la loi incriminée est relative à différents ministères et secteurs de l’Etat ainsi qu’à tout revenu résultant de tout secteur privatisé, ce qui implique que la question concerne plusieurs ministères et plusieurs secteurs, la loi incriminée a un caractère quasi universel qui la rapproche voire l’inscrit au coeur des compétences du Conseil des ministres auquel le pouvoir exécutif est confié, en vertu de l’article 65 de la Constitution et qui établit la politique générale de l’Etat dans tous les domaines, élabore les projets de lois et les décrets réglementaires, prend les décisions nécessaires pour leur mise en application, veille à l’exécution des lois et règlements et supervise les activités de tous les organismes de l’Etat sans exception,

Considérant que le Conseil Constitutionnel, vu ses compétences en matière d’interprétation et conformément aux dispositions de l’article 65 de la Constitution estime que les dispositions des deux articles suivants de la loi incriminée seront interprétées et appliquées comme suit :

1- L’article 5 sera interprété et appliqué comme suit : le ministère des Finances exécutera les procédures, mesures et actes juridiques prévus à cet article après obtention de l’approbation du Conseil des ministres.

2- L’article 6 sera interprété et appliqué comme suit : le ministère des Finances chargera la Banque du Liban de l’exécution des opérations de titrisation prévues à la loi incriminée, conformément aux conditions estimées appropriées par la Banque et après obtention de l’approbation du ministre des Finances, sur approbation du Conseil des ministres.

Considérant que, dans un souci de confirmer et de renforcer le contrôle, par le pouvoir législatif, de la position des comptes de gestion, de service et de réduction de la dette publique objet du présent recours et outre l’article 8 de cette même loi qui prévoit la soumission, au Conseil des ministres et à la Chambre des députés, des relevés mensuels relatifs aux dits comptes, le Conseil Constitutionnel décide de soumettre la position desdits comptes spéciaux, de manière contraignante, aux dispositions de l’article 87 de la Constitution qui prévoit que : « Le compte définitif de l’administration des finances pour l’exercice clos doit être soumis à la Chambre et approuvé avant la promulgation du budget du deuxième exercice après celui auquel le compte se réfère »,

Par ces motifs,

Le Conseil Constitutionnel décide :

Premièrement : De recevoir le recours en la forme.

Deuxièmement : De rejeter le recours au fond et de considérer la loi incriminée conforme aux dispositions de la Constitution ou aux principes généraux ayant valeur constitutionnelle avec les réserves d’interprétation contraignantes expressément mentionnées dans le cadre de la présente décision.

Troisièmement : De notifier les autorités compétentes de la présente décision et de la publier au Journal Officiel.

Décision rendue le 15 juillet 2002.