Décision No. 7/2014



 

Décision no 7/2014 du 6/8/2014

Prorogation du mandat du Parlement

Requérants : Les députés MM. Michel Aoun, Edgard Maalouf, Ibrahim Kanaan, Hikmat Dib, Simon Abi Ramia, Nagi Gharios, Ziad Assouad, Fady al-Asmar, Nabil Nicolas, Alain Aoun.

Loi objet du recours et dont la suspension est requise : Loi d’urgence et exécutoire no 16 du 11/11/2014, publiée au Journal officiel no 48 du 11/11/2014 et relative à la prorogation du mandat du Parlement.

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Le Conseil constitutionnel, réuni en son siège le 28/11/2014 sous la présidence de son président Issam Sleiman et la participation du viceprésident Tarek Ziadé et des membres : Ahmad Takkieddine, Antoine Messarra, Antoine Khair, Zaghloul Attié, Toufic Soubra, Souheil Abdel Samad, Salah Moukheiber et Muhammed Bassam Murtada.

Conformément à l’article 19 de la Constitution,

Après examen du dossier du recours, des documents joints et du Rapport du rapporteur du 19/11/2014,

Considérant que les députés susmentionnés ont présenté un recours enregistré au Conseil le 13/11/2014

(Suit ici la relation de la demande des requérants).

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Sur la base de ce qui précède :

A. Dans la forme

Le recours, présenté par dix députés, enregistré dans le délai prévu par l’article 19, dernier alinéa, de la loi no 250/1993 et en conformité avec toutes les conditions, est recevable en la forme.

B. Dans le fond

1. La suspension de la mise en application de la loi

Le Conseil, qui a examiné le jour même du recours la demande de suspension de l’application de la loi au cours de sa réunion du 13/11/2014, n’a pas trouvé motif de répondre positivement à cette demande.

2. La violation par la loi des principes du Préambule constitutionnel

Considérant que le Préambule de la Constitution est partie intégrante de la Constitution.

Considérant que le Préambule stipule l’engagement du Liban par rapport à la Déclaration universelle des droits de l’homme et des Pactes des Nations Unies, ainsi que l’engagement de l’Etat à concrétiser ces principes dans tous les domaines sans exception.

Considérant que l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme dispose que la volonté populaire est la source du pouvoir, exprimée au moyen d’élections périodiques et libres sur la base d’un scrutin secret et libre.

Considérant que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel le Liban a adhéré en 1972, dispose que tout citoyen a le droit d’être électeur et éligible sur une base d’un scrutin périodique et égalitaire.

Considérant que le principe de périodicité des élections est confirmé par les décisions du Conseil constitutionnel, notamment les Décisions 2/97 et 1/2013.

Considérant que le principe de périodicité des élections est un principe constitutionnel lié au principe de la souveraineté populaire et à l’exigence de contrôle populaire de l’exercice du pouvoir à travers les élections.

Considérant que le contrôle à travers le processus électoral est un pilier des régimes démocratiques et que le Préambule de la Constitution dispose que le Liban est une République démocratique parlementaire, fondée sur le respect des libertés publiques, à la tête desquelles la liberté d’expression et de croyance, la justice et l’égalité des droits et devoirs des citoyens sans discrimination ni préférence.

Considérant que les élections législatives constituent le moyen fondamental pour la réalisation de la démocratie parlementaire.

Considérant que les élections ouvrent la voie aux citoyens pour exprimer leur volonté dans le choix de leurs représentants.

Considérant que le Préambule de la Constitution dispose que le peuple est la source du pouvoir et le détenteur de la souveraineté exercée à travers les institutions constitutionnelles.

Considérant que le Conseil constitutionnel a confirmé, dans sa Décision 1/2013, que les élections libres et équitables sont le moyen principal pour l’émergence du pouvoir issu du peuple, fondement de la démocratie parlementaire.

Considérant que le principe de la compétition électorale, principe d’une valeur constitutionnelle, est le pilier et fondement des régimes démocratiques.

Considérant que les deux articles 22 et 24 de la Constitution disposent que le Parlement est composé de représentants élus.

Considérant que le Parlement représente le peuple dans l’exercice du pouvoir, duquel est issu le pouvoir exécutif et que le Parlement élit le Chef de l’Etat.

Considérant que la légitimité du Parlement est la matrice de légitimité des autres pouvoirs.

Considérant que le fondement de la légitimité du Parlement réside dans des élections libres, équitables, dans le respect des échéances et à travers lesquelles le peuple exprime sa volonté, contrôle l’exercice parlementaire et détermine ses choix, ce qui implique la stricte observance de la périodicité du suffrage et de la durée du mandat parlementaire.

 Considérant que le Préambule de la Constitution dispose que le régime est fondé sur le principe de séparation des pouvoirs, de leur équilibre et de leur coopération.

Considérant que le respect de ce principe implique l’obligation, de la part de tous les pouvoirs, de respecter la temporalité de l’exercice des fonctions, c’est-à-dire l’observance par le Parlement de la durée du mandat parlementaire, le respect par le gouvernement de la confiance accordée par le Parlement et la démission du gouvernement en cas de déni de confiance.

Considérant que la prorogation par le Parlement de la durée du mandat parlementaire, alors que la durée fonctionnelle du gouvernement est tributaire aussi du Parlement, ce qui entraîne la perturbation de l’équilibre entre les deux pouvoirs législatif et exécutif en faveur du législatif.

Considérant que la violation de l’équilibre des pouvoirs, incompatible avec la Constitution, débouche sur la violation de la légitimité parlementaire durant la période prorogée et, par suite, porte atteinte à la légitimité de tout ce qui en découle.

Aussi la prorogation du mandat du Parlement, pour deux ans et sept mois, après une prorogation antérieure, est incompatible par principe avec la Constitution.

3. La violation de l’art. 27 de la Constitution

Considérant que l’art. 27 de la Constitution dispose que le député représente toute la nation et que son mandat n’est ni impératif ni conditionnel de la part de ses électeurs.

Considérant que ce mandat non impératif est exercé par le député comme il le juge opportun.

Considérant que le caractère non impératif du mandat parlementaire implique la délimitation de sa temporalité.

Considérant que l’équilibre dans le mandat parlementaire non impératif se fonde sur deux éléments de base : le caractère non impératif du mandat avec la disposition du député à agir suivant ses convictions durant son mandat et, d’autre part, l’expiration de la délégation et le retour au peuple, source du pouvoir, pour qu’il exprime sa volonté dans des élections.

Considérant que la prorogation pour le Parlement de son mandat perturbe l’équilibre sur lequel se fonde le mandat parlementaire et est incompatible avec la conception du mandat en vertu de l’art. 27 de la Constitution.

Considérant que le Conseil constitutionnel a déjà invalidé, par sa Décision 4/96, le texte fixant le mandat du Parlement à quatre ans et huit mois, contrevenant ainsi à un principe et à une coutume parlementaire au Liban.

Considérant que la prorogation de la durée du mandat parlementaire, ultérieurement à l’organisation des élections, est plus dangereuse que la prorogation du mandat par la loi électorale et avant l’organisation des élections.

Considérant que l’art. 44 de la Constitution dispose que la confiance peut être déniée au président de l’Assemblée et au vice-président deux ans après leur élection et lors du début du mandat parlementaire, ce qui constitue un indicateur que le mandat de l’Assemblée, en vertu de la Constitution, est délimité à quatre ans.

Considérant que le Liban a depuis longtemps et de façon continue délimité à quatre ans le mandat parlementaire.

Aussi la prorogation du mandat parlementaire est incompatible avec la Constitution.

4. La violation de l’art. 32 de la Constitution

Considérant que l’art. 32 de la Constitution dispose que les séances du Parlement au cours de la seconde session sont consacrées à l’examen et au vote du Budget avant tout autre projet.

Considérant que ce texte n’est pas formulé de façon impérative et obligatoire, mais donne priorité et prééminence à ce travail qui doit figurer en tête de l’ordre du jour du Parlement avant tout autre travail, mais qu’il n’empêche pas le Parlement de légiférer pour d’autres affaires nécessaires et urgentes avant l’examen du Budget.

Considérant que, par référence aux diverses dispositions de la Constitution, on constate une hiérarchie quant à la violation, comme dans l’art. 31 qui stipule : « Toute réunion de la Chambre en dehors du temps légal de session est illicite et nulle de plein droit » et aussi dans l’art. 34 qui dispose : « La Chambre ne peut valablement se constituer que par la présence de la majorité des membres qui la composent légalement. » En outre, l’art. 78 de la Constitution dispose :« La Chambre saisie d’un projet de loi constitutionnelle ne doit, jusqu’au vote définitif, s’occuper que de la révision. Elle ne peut délibérer et voter que sur les articles et questions limitativement énumérés et précisés au projet qui lui a été transmis. »

Considérant que cette disposition est formulée impérativement avec le terme « ne doit » puis suivie des termes : « Il ne peut » (lâ‘umkinuhu), ce qui impose expressément un interdit quant à l’examen de ce qui sort du projet.

Considérant que ces expressions impératives, tranchantes et obligatoires figurent dans plusieurs articles (art. 38, 40, 47, 79, 84, 85, 89), mais nullement dans l’art. 32, ce qui indique clairement que l’art. 32 n’est pas impératif, mais donne priorité et préférence pour l’examen du Budget, sans que cela entraîne violation ou invalidation de tout autre acte législatif engagé avant l’examen du Budget.

Aussi ce motif dans le recours est irrecevable.

5. La violation de l’art. 57 de la Constitution

Considérant que l’art. 57 de la Constitution attribue au Chef de l’Etat le droit de renvoyer une fois au Parlement le texte de loi dans la limite du délai de promulgation et que sa demande ne peut être rejetée.

Considérant que le même art. dispose qu’en cas d’expiration du délai sans promulgation et sans renvoi pour une seconde lecture, la loi est considérée exécutoire de fait et doit être publiée.

Considérant que l’art. 62, dispose : « En cas de vacance de la présidence de la République pour quelque raison que ce soit, les pouvoirs du Président de la République sont exercés à titre intérimaire par le Conseil des ministres. »

Considérant que la loi objet du recours n’a pas été promulguée par le Conseil des ministres qui exerce par délégation les attributions du Chef de l’Etat, dans la limite du délai prescrit, et que la loi devient exécutoire à l’expiration de ce délai.

Aussi la loi objet du recours n’est pas incompatible avec l’art. 57 de la Constitution.

6. Les circonstances exceptionnelles

Considérant que la loi objet du recours stipule dans un art. unique : « Le mandat du Parlement actuel prend fin le 20 juin 2017 », sans indication de circonstances exceptionnelles, relevées seulement dans l’Exposé des motifs.

Considérant que les circonstances exceptionnelles sont non ordinaires, menacent la sécurité, l’ordre public et l’entité nationale.

Considérant que les circonstances exceptionnelles impliquent des mesures exceptionnelles pour la sauvegarde de l’ordre public et constitutionnel.

Considérant qu’une légitimité exceptionnelle, qui émerge de ces circonstances, se substitue à la légitimité en période normale et tant que ces circonstances persistent.

Considérant que dans les circonstances exceptionnelles, imprévisibles et issues de faits de la plus haute gravité, il est permis au législateur, dans des limites déterminées, de dévier par rapport à des principes constitutionnels pour la sauvegarde de l’ordre public, la continuité des institutions, et la garantie de l’intérêt général, ce que le Conseil constitutionnel a souvent confirmé.

Considérant que l’application de la théorie des circonstances exceptionnelles présuppose des motifs objectifs, concrets, manifestes et qui font obstacle à la garantie de l’ordre public par des moyens légaux conventionnels.

Considérant que les circonstances exceptionnelles se délimitent dans le temps et l’espace.

Considérant que l’état de nécessité doit être temporellement circonscrit dans la limite de ces circonstances.

Considérant que s’il appartient au législateur d’apprécier l’existence de telles circonstances qui exigent des lois d’exception dans la limite de la durée que ces circonstances exigent, l’exercice de ce droit demeure soumis au contrôle du Conseil constitutionnel.

Considérant que si ces circonstances sont actuellement exceptionnelles dans quelques régions du Liban, d’après les déclarations du ministre de l’Intérieur, on ne peut présupposer que ces circonstances perdurent pour deux ans et sept mois.

Considérant que les circonstances exceptionnelles qui pourraient motiver l’ajournement de l’échéance électorale et avant l’expiration du mandat de la Chambre, le 20/11/2014, mandat déjà prorogé antérieurement, elles ne peuvent motiver le prolongement à nouveau de la prorogation pour deux ans et sept mois.

Considérant que la prorogation est discordante par rapport aux exigences requises, que la prorogation, quand elle est extensive, est injustifiable par des données factuelles et imminentes, et que la motivation par des considérations futures ou aléatoires ne tient pas ni en fait ni en droit.

Considérant que les mesures exceptionnelles doivent être temporellement délimitées pour la sauvegarde de l’ordre public.

Considérant que la réduction de la durée de la prorogation n’est pas du ressort du Conseil constitutionnel qui ne peut se substituer au Parlement.

Considérant que le déroulement périodique des élections est un fondement de l’ordre public, fondement qu’on ne peut enfreindre sous prétexte de circonstances exceptionnelles.

Aussi les circonstances exceptionnelles ne justifient l’ajournement de l’échéance électorale que pour une durée délimitée à la période limitative de ces circonstances et non pour deux ans et sept mois.

7. La corrélation entre élections et entente électorale

Considérant qu’il ressort du Procès-verbal de la séance parlementaire au cours de laquelle la prorogation a été approuvée, et aussi des déclarations des députés, que parmi les justifications de la prorogation figure l’entente (tawâfuq) sur une nouvelle législation électorale.

Considérant que les élections législatives constituent une échéance constitutionnelle à engager en son temps.

Considérant que le déroulement de l’échéance électorale n’est pas tributaire de l’accord sur une nouvelle législation électorale.

Considérant que le Pacte national est partie intégrante de la Constitution et que les normes du Pacte (mithâqiyya) impliquent l’observance de la Constitution et la réalisation de l’échéance électorale en son temps.

Considérant que le Pacte national ne peut servir d’alibi pour l’ajournement des élections et la prorogation du mandat du Parlement, du fait qu’une telle praxis sape les fondements du Pacte national, les engagements nationaux (al-ta’hudât al-wataniyya), l’ordre constitutionnel et l’entité étatique.

Aussi lier la réalisation des élections législatives à une entente sur une nouvelle législation électorale ou l’entente quant à leur déroulement est incompatible avec la Constitution.

8. La sabotage (ta’tîl) des institutions constitutionnelles

Considérant que la régulation des institutions constitutionnelles est le fondement de l’ordre public.

Considérant que cette régulation implique que chaque institution, sans délai, exerce les fonctions qui lui sont attachées dans la limite des attributions et des normes et principes constitutionnels.

Considérant que les circonstances exceptionnelles impliquent l’exercice par les institutions constitutionnelles de leurs obligations et le renforcement de l’effort pour faire face à ces circonstances, sauvegarder l’entité nationale et les intérêts supérieurs de la nation.

Considérant que la vacuité dans une institution, surtout à la présidence de la République, perturbe le fonctionnement de toutes les institutions et de l’ordre public.

Considérant que la prorogation du mandat parlementaire ne peut être motivée par la vacuité à la présidence de la République, surtout que la responsabilité de cette vacuité relève du Parlement lui-même.

Considérant que la vacuité à la présidence de la République et la délégation des attributions du Chef de l’Etat au Conseil des ministres se répercutent négativement et dangereusement sur le fonctionnement de l’Exécutif et sur l’ensemble de l’entité nationale.

Considérant que le Conseil des ministres n’a pas formé la Commission de supervision des élections et n’a pas pris les mesures nécessaires pour le déroulement des élections.

Considérant que la perturbation des conditions politiques et sécuritaires et la vacuité présidentielle seraient étendues à la vacuité dans le pouvoir législatif au cas où la loi de prorogation est invalidée après l’expiration déjà, le 20/11/2014, du mandat parlementaire et qu’il n’est donc plus possible de fournir au Parlement la possibilité de réduire la durée de la prorogation.

Considérant que la vacuité dans les institutions constitutionnelles contredit la finalité même de la Constitution, entraîne la chute de l’édifice constitutionnel et plonge le pays dans l’inconnu.

Considérant que la loi de prorogation du mandat parlementaire a paru neuf jours seulement avant l’expiration de ce mandat et que, de ce fait, le recours en invalidation a été présenté une semaine avant cette expiration, ce qui réduit à l’extrême les alternatives devant le Conseil constitutionnel.

Considérant que l’invalidation de la loi inconstitutionnelle de prorogation, dans la situation présente, entraîne la vacuité dans le pouvoir législatif jointe à la vacuité à la présidence de la République, ce qui constitue radicalement une violation de la Constitution.

Aussi pour pallier la vacuité au Parlement et pour ne pas rompre la voie en vue de l’élection présidentielle, la prorogation est considérée comme une voie de fait (amran wâqi’an).

Après délibération, le Conseil constitutionnel affirme (yu’akkid) à l’unanimité ce qui suit :

1. La périodicité impérative des élections est un principe constitutionnel absolu qui ne supporte aucune violation.

2. Toute liaison de cette périodicité impérative à un accord sur une législation électorale, ou une autre considération, est incompatible avec la Constitution.

3. Les circonstances exceptionnelles doivent être temporellement délimitées et circonscrites, limitativement, à la durée de ces circonstances.

4. La périodicité impérative de l’échéance électorale doit s’opérer juste à l’expiration des circonstances exceptionnelles et sans attendre la fin du mandat prorogé.

5. Le sabotage des institutions constitutionnelles, surtout à la tête de l’Etat, constitue une violation flagrante de la Constitution.

Le Conseil constitutionnel décide à l’unanimité :

1. La recevabilité du recours en la forme.

2. Le rejet du recours afin d’éviter l’extension de la vacuité dans les institutions constitutionnelles.

Décision publiée le 28/11/2014

Les membres

Muhammad Bassam Murtada

Salah Moukheiber

Suheil Abdel Samad

Toufic Soubra

Zaghloul Attié

Antoine Khair

Antoine Messarra

Ahmad Takieddine

Vice président: Tarek Ziadé

 

Président: Issam Sleiman